analyse: La prostitution chez Zola et Arcan

Analyse comparative entre la vision des hommes, dans Nana d’Émile Zola, et celle des femmes, dans Putain de Nelly Arcan, quant à l’univers prostitutionnel


Édouard Manet, Nana, 1877
Une société patriarcale se définit comme étant la domination de l’homme sur la femme. Bien que l’ère contemporaine soit révolutionnaire en matière féministe, la société patriarcale exerce toujours son pouvoir et place la femme à un niveau de soumission, particulièrement lorsqu’il s’agit de prostitution, afin d’assouvir les désirs sexuels mâles et d’exercer un pouvoir absolu sur les femmes. Par une analyse comparative entre les œuvres Nana, d’Émile Zola et Putain, de Nelly Arcan, la vision des hommes quant à la prostitution dans la littérature sera examinée, pour ensuite analyser la vision des femmes; deux points de vue qui s’avèrent bien différents.

Nana, d’Émile Zola (1880) est une œuvre naturaliste qui raconte l’histoire d’Anna Coupeau, une jeune actrice peu talentueuse, mais ayant une prestance et une beauté attirant tous les regards. Pauvre et maltraitée par son partenaire, Anna se met à la prostitution avec son amie Satin. Pendant son parcours, elle contracte la variole et y succombe à l’été 1870. L’analyse de la vision de l’auteur sera pertinente puisqu’Émile Zola est l’un des plus grands écrivains naturalistes de son époque et que son chef-d’œuvre, Nana, est considéré comme le grand roman du dix-neuvième siècle traitant de la prostitution. Grâce au roman Nana, la vision de l’homme quant à l’univers prostitutionnel sera examinée.  Le deuxième roman à l’étude, Putain de Nelly Arcan (2001), est une œuvre d’autofiction où la vie d’une prostituée, Cynthia, est décrite. Elle y raconte son métier de prostituée, le dégoût qu’elle ressent envers les hommes qui la paient et également sa haine, sa jalousie et son obsession à l’égard des autres femmes. Sa famille ainsi que les répercussions de son enfance sur sa vie de femme prostituée sont aussi décrites. L’analyse de Putain sera pertinente dans la description du point de vue des femmes quant à la prostitution dans la littérature, puisque Nelly Arcan est une femme ayant confirmé avoir déjà été prostituée. De plus, elle est une écrivaine renommée pour son audace, son écriture « radicale » et son image de femme forte. Putain est l’une des grandes œuvres contemporaines traitant du sujet de la prostitution.

L’analyse suivante comparera la perception qu’ont les hommes des femmes, avec la vision qu’elles-mêmes se font de la figure féminine. Ensuite, le besoin de plaire, l’impact de l’argent et du désir d’acquisition de biens, ainsi que le lien entre la prostitution et le milieu familial seront analysés.

La vision des hommes et des femmes quant au sexe féminin
Émile Zola
Dans le roman Nana, d’Émile Zola, l’homme perçoit la femme comme un danger quant à son intégrité et à son statut social. Pour lui, la figure féminine incarne le fléau social et est une « pécheresse vicieuse[1]» tentant l’homme par son pouvoir sexuel. Dans tous les cas, l’homme n’est pas impliqué dans la prostitution, il ne fait qu’assouvir ses désirs et besoins sexuels éveillés par la beauté et l’indécence des femmes. Les hommes se perçoivent comme des victimes du charme cruel du sexe féminin. À plusieurs reprises dans le roman, des citations relèvent le côté séduisant et destructeur des femmes : « Et Nana, en face de ce public pâmé, […] restait victorieuse avec sa chair de marbre, son sexe assez fort pour détruire tout ce monde et n’en être pas entamé.[2] » Par la puissance de sa chair, Nana saisit tout le monde. De plus, son charme et son sexe sont si puissants qu’ils peuvent abaisser un homme, atteindre son statut social, comme le fait Nana avec le comte Muffat, un homme croyant, pur et habituellement fidèle à ses principes :

Un flot de vie nouvelle noyait ses idées et ses croyances de quarante années. Pendant qu’il longeait les boulevards, le roulement des dernières voitures l’assourdissait du nom de Nana, […] il sentait qu’elle le possédait, il aurait tout renié, tout vendu, pour l’avoir une heure, le soir même. C’était sa jeunesse qui s’éveillait enfin, une puberté goulue d’adolescent, brûlant tout à coup dans sa froideur de catholique et dans sa dignité d’homme mûr.[3] 

Le compte Muffat devient complètement fou de Nana. Il devient un homme victime et impuissant face à ses désirs. De plus, afin de bien faire comprendre au lectorat le pouvoir qu’exercent les femmes sur les hommes, Zola utilise un vocabulaire et une sémantique qui mettent en puissance le charme des femmes. Avec des mots et expressions telles que « toute puissance de sa chair », « mangeuse d’hommes », « possession », « emprise » et bien d’autres encore, il est évident que l’auteur a voulu placer l’homme au rang de victime. Bref, les hommes portent un jugement sur la femme en la traitant de « traîtresse ». Pour eux, ils ne sont que victimes de la force qu’exerce sur eux l’instinct sexuel.[4]

Nelly Arcan
Dans le roman Putain, la femme est représentée comme vivant dans une société patriarcale, totalement contrôlée et soumise aux hommes. La femme prostituée n’est bonne qu’au point de vue où elle sert à l’assouvissement des besoins sexuels de l’homme. Dans sa totalité, l’homme domine la femme. La prostituée dans Putain se dévalorise physiquement et psychologiquement, bien qu’elle soit consciente du désir qu’éprouvent les hommes pour elle. Elle se place continuellement dans un rôle de victime. La prostituée prétend que le désir ressenti par les hommes pour elle n’est pas que sexuel, mais serait principalement basé sur l’aspiration de détenir le pouvoir sur la femme. Selon Kate Millet, ce serait le désir de pouvoir que ressentent les hommes qui serait incontrôlable, la sexualité ne serait qu’un seul des nombreux enjeux qui découlent de ce phénomène social féminin; soit la prostitution[5]. Le personnage de Cynthia, dans Putain, se perd dans ce qu’elle nomme sa « putainerie » et contrairement à la vision qu’ont les hommes des prostituées, elle ne sent pas exercer un pouvoir eux, mais sent que les hommes retrouvent un pouvoir en la payant pour avoir des relations sexuelles. Il y a, pour elle, une perte d’identification et non une quête de pouvoir :  

 Et je ne saurais pas dire ce qu’ils voient lorsqu’ils me voient, ces hommes, je le cherche dans le miroir tous les jours, sans le trouver, et ce qu’ils voient n’est pas moi,[…] ce ne peut être qu’une autre, une vague forme changeante qui prend la couleur des murs, et je ne sais pas davantage si je suis belle, ni à quel degré […] on me voit sans doute comme ont voit une femme, au sens fort, avec des seins présents, des courbes et un talent pour baisser les yeux […] c’est donc toute une armée de femmes qu’ils baisent lorsqu’ils me baisent, c’est dans cet étalage de femmes que je me perds […] [6] 

Cette citation relève tous les points importants de la vision qu’a la femme d’elle-même. Elle ne se sent pas valorisée par la prostitution, ce n’est pas un moyen de montrer sa force et la domination qu’elle exerce sur les hommes grâce à son charme, bien au contraire. Elle se sent rabaissée à n’être qu’un objet de soumission, ayant seulement la force de baisser les yeux devant les caprices des hommes et de ses clients. Il n’y a plus aucune unicité, les femmes sont toutes mises au même rang. Leur identité est détruite et elles se sentent perdues. De plus, afin de faire comprendre aux lecteurs la vulgarité avec laquelle les hommes perçoivent les prostituées, Arcan utilise un vocabulaire cru, s’éloignant de l’élégance de l’écriture de Zola, et qualifie le sexe masculin par des mots vulgaires. Il n’est pas rare qu’Arcan utilise des termes tels que « bander », « baiser », « queue », « sperme », « gémissement de chienne », etc. L’auteure, étant une femme connaissant bien le milieu prostitutionnel, se retrouve plus en mesure de comprendre et d’utiliser un vocabulaire propre à ce milieu. Par l’utilisation d’un vocabulaire direct, voire cru, l’auteure accentue la vision qu’ont hommes des prostituées; soit la perception qu’elles ne sont que des objets de soumission sur lesquels ils exercent un pouvoir absolu, ridiculisant leur sexe et leur intégrité. Les termes utilisés soutiennent également le dégoût que ressent l’auteure quant à l’univers prostitutionnel.   

L’auteur masculin, en plaçant les femmes au niveau de « bêtes menaçantes » ne voulant que créer une certaine « pourriture sociale [7]» grâce à la destruction des hommes, autant morale que physique, fait en sorte que le lecteur soit interpellé par la fragilité de l’homme. Émile Zola se sert d’un appel au sentiment afin de faire comprendre au lectorat que le sexe fort, les hommes, ont également des faiblesses et que seules les femmes, par leur charme irrésistible, sont capables de détruire la société[8]. Dans ce cas, l’homme représente le bien et la femme, le mal. En revanche, le roman Putain relève une tout autre vision de la femme, qui ne la place pas au stade de « mangeuse d’homme », mais bien en position de soumission vis-à-vis la figure masculine. L’homme se désigne comme étant soumis et possédé par le charme des femmes, tandis que les femmes se déclarent comme soumises par le pouvoir des hommes. Chacun se caractérise donc comme étant la victime de l’autre sexe. Pour les femmes,  les hommes ne se soumettent pas au charme des femmes vu leur incapacité de renier leurs désirs sexuels, mais ils se paient des prostituées afin de ressentir le pouvoir de toutes les posséder, d’être des hommes dominants. Ils sont en quête de domination et puisqu’ils détiennent le pouvoir au niveau économique (le client qui paie la prostituée), la femme prostituée se retrouve dans l’obligation de se soumettre aux exigences et caprices de son client[9].  En somme, la vision des hommes, perçue à travers le roman Nana d’Émile et Zola, et la vision des femmes, basée sur le roman Putain de Nelly Arcan, quant à la prostitution dans la littérature sont deux points de vue forts différents puisque, chacun à sa façon, les hommes autant que les femmes se perçoivent comme des victimes vis-à-vis l’autre sexe.




Le besoin de plaire
On constate que « l’exigence de séduire », le besoin de bien paraître et d’être belle[10] sont des éléments importants et présents dans les deux œuvres à l’étude. En effet, le personnage de Nana, dans le roman d’Émile Zola, aime se sentir belle et appréciée par la gent masculine. Par le souci du paraître, Nana ne recherche pas nécessairement un sentiment de pouvoir, seulement, elle tend vers l’admiration des hommes. Nana aime être admirée et réclame des applaudissements lorsqu’elle monte sur scène. De plus, il est important pour elle d’être belle et de correspondre à l’image préconçue de la société quant à ce qu’est une « belle femme ». De ce fait, lorsque son image ne lui plait pas, Nana devient furieuse :
[…] Rageusement, elle ôta sa robe, une robe de foulard blanc, très simple, si souple et si fine, qu’elle l’habillait d’une longue chemise. Mais aussitôt elle la remit, n’en trouvant pas d’autre à son goût, pleurant presque, se disant faite comme une chiffonnière. Daguenet et Goerges durent renter la déchirure avec des épingles, tandis que Zoé la recoiffait. [11]

Le fait de s’imposer un standard de beauté place Nana dans le versant rose de la prostitution. Par « versant rose », Nancy Huston entend que la prostituée, et dans ce cas-ci Nana, soit par nature un être « jouisseur, insatiable et qu’elle a “ça” dans le sang ». Se sentir belle et désirée sont des facteurs importants pour le personnage et lorsqu’elle ressent que son désir de reconnaissance est atteint, elle fait l’amour par inclination plutôt que par nécessité[12] ». Se donner aux hommes est en quelque sorte la récompense qu’elle leur donne en échange de leur participation à l’accomplissement de son désir de se sentir belle et appréciée. De plus, pour Nana, le fait de se sentir désirée va un peu plus loin que le désir de beauté physique. Elle aime que les hommes soient éblouis par sa beauté : « Cela l’enchantait de faire poser les hommes[13] . » Elle affirme que l’attente des hommes lui procure un certain sentiment de bonheur. Il va de soi que sans beauté, les hommes ne se rueraient pas chez elle afin d’espérer qu’elle daigne les recevoir.

Dans Putain, l’exigence de séduire est un élément beaucoup plus fort et présent que dans le roman Nana. Non seulement le personnage de Cynthia désire-t-il correspondre au standard de beauté établi par la société contemporaine afin de se sentir belle et d’attirer les regards sur elle, mais elle utilise également la beauté comme un élément de pouvoir qu’elle exerce sur les hommes. L’importance de plaire est appuyée par les propos de Cynthia, puisqu’elle va même jusqu’à avouer qu’elle étudie la littérature dans un but esthétique seulement. L’aspect physique, « l’exigence de plaire » va jusqu’à l’obsession dans la tête du personnage. Elle est complètement obsédée par son image et par les moyens à entreprendre afin d’être la plus admirée. Selon le personnage d’Arcan, toutes les femmes sont des  êtres qui ne désirent que se regarder dans la glace et se comparer aux autres; toutes les femmes veulent plaire : « […] la fascination de soi-même et de l’envie des autres, enfin au papotage de tout ça, de la coiffure du maquillage de la gym des fesses et des seins trop petits ou trop bas, de la boutique de la manucure du régime du chirurgien du strip-tease et de la baise, oui, une femme c’est tout ça, ce n’est qu’une schtroumpfette […] [14]» Dans cette citation, Arcan utilise l’énumération sans virgule. Par cet emploi syntaxique, l’auteure essouffle le lecteur et lui fait mieux ressentir le fardeau qu’est le désir d’être la plus belle. Le lecteur est ainsi plus près de l’émotion et entre en quelque sorte dans la tête de la prostituée. De plus, la figure de la schtroumpfette, utilisée dans la citation, est récurrente et très importante dans l’œuvre de Nelly Arcan. La figure de la schtroumpfette représente, pour le personnage de Cynthia, l’être suprême que toute femme désire incarner. Elle est la seule femme dans un monde d’hommes, la seule convoitée et donc nécessairement la plus belle et celle qui détient le pouvoir sur tout :
[…] l’unique schtroumpfette du village au milieu de ses cent schtroumpfs, ni mère ni fille de personne, pure coquette qui n’existe que pour sa coquetterie […] qui rit de se voir si belle et si blonde dans le petit miroir qu’elle garde à portée de la main de peur de se retrouver seule, oui, une femme c’est avant tout un sexe susceptible de faire bander […][15] »

La femme doit toujours soigner son apparence afin d’être la plus belle, la plus renommée, la schtroumpfette de ce monde, la putain la plus en demande. Elle désire toujours être la plus belle, car ainsi elle aura plus de clients et elle pourra exercer le renversement de pouvoir, en prenant le contrôle de ses clients.

Une autre facette du roman d’Arcan prouve que le besoin de plaire est un élément important de l’œuvre. L’auteure révèle que dès l’enfance, les femmes se retrouvent restreintes dans un cadre de beauté et d’image qu’il faut respecter, ce que les hommes eux ne subissent pas «  […] du temps où j’étais une petite fille […] je ne m’en souviens presque plus mais j’étais déjà une poupée susceptible d’être décoiffée, on commençait déjà à pointer du doigt ce qui faisait saillie, les mains dans la bouche, les doigts dans le nez, le sang tout rond de mon genou blessé sur le collant blanc […] [16]». Dès l’enfance, les femmes se font imposer des règles pour ce qu’il faut faire pour bien paraître, ce qu’il ne faut pas faire, sur la propreté et bien d’autres sujets encore. Pendant que les jeunes garçons jouent dans la boue, les filles elles, doivent faire attention pour ne pas salir leurs collants et ne doivent en aucun cas mettre leurs doigts dans leur nez.

La vision des hommes et celle des femmes sont également différentes pour ce qui est du standard de beauté et du désir de plaire chez la femme, puisque la femme étant elle-même confrontée à l’importance du paraître dans la société, comprend réellement toute la pression qui est exercée sur les femmes pour ce qui est de leurs apparences. Les hommes ne sont pas réellement conscients de l’énergie que les femmes mettent afin d’être belles, ils ne voient que le résultat des soins esthétiques et du temps que celles-ci consacrent à leur apparence physique. Dans le roman d’Émile Zola, Nana prend plaisir à se mettre belle. Pour elle ce n’est pas une corvée. Le fait de prendre soin de sa personne et de se faire belle est tout simplement naturel, il va de soi qu’une femme soigne son apparence. Contrairement à l’idée des hommes qui croient naturel de consacrer du temps à son apparence lorsqu’on est de sexe féminin, Nelly Arcan pointe du doigt la société qui impose des règles de beauté aux femmes et met de l’avant le fardeau que représente l’image que la femme se doit de donner. Les soins esthétiques sont plus présents et plus détaillés dans le roman de Nelly Arcan car, étant une femme, elle sait pertinemment le temps qu’il faut consacrer à l’apparence. De plus, la compétition esthétique entre les femmes étant de plus en plus présente au vingt et unième siècle, Arcan n’avait d’autre choix que d’accorder de l’importance au physique. La vision de l’homme est moins centrée sur les soins et plus sur l’impact qu’a le résultat final sur les gens qui entourent les femmes.

De plus, la notion de pouvoir qu’exerce la prostituée sur ses clients grâce à sa beauté est plus décrite dans l’œuvre de l’auteure féminine. Dans la version de l’homme, puisqu’il est victime du charme irrésistible des femmes, il cherche à obtenir le pouvoir en payant pour des faveurs et en faisant en sorte que la prostituée se retrouve dans l’obligation de répondre à tous ses caprices. Dans le cas contraire, et particulièrement dans le roman Putain, la prostituée, afin de renverser la domination des hommes sur les femmes, désire être remarquée, estimée, voire aimée par les hommes. Les prostituées cherchent à renverser la domination qu’exercent les hommes sur elle en dominant le corps de leurs clients, en contrôlant leur plaisir. Étant en contrôle, elles se sentent privilégiées et ont le sentiment d’accomplir quelque chose, d’être quelqu’un. Dans un certain sens et pour un moment fixe, la prostitution est pour elles source de pouvoir[17]. Bref, la vision des hommes et celle des femmes quant à l’exigence de séduire est différente, puisque les femmes se voient imposer dès l’enfance des critères de beauté à respecter et que les hommes, eux, ne voient que le résultat final de l’application de ces critères chez la femme. De plus, pour la femme, la beauté est un facteur important de pouvoir dans la prostitution puisqu’elles peuvent ainsi être plus en demande et contrôler, en partie, leur client. Les hommes, quant à eux, ne perçoivent pas la source du pouvoir des femmes ainsi, bien au contraire, ils se sentent en position de domination lorsqu’ils paient la prostituée pour qu’elle accomplisse leurs moindres désirs.

L’impact de l’argent et du désir d’acquisition de biens
J.Raymond, sur le site de l'Unesco, 2011

Que ce soit dans le roman Nana d’Émile Zola ou bien dans Putain de Nelly Arcan, l’argent est un élément important et décisif dans le choix que fait la femme d’exercer le métier de prostituée. Dans le roman de Zola, Nana prend goût, petit à petit, à la richesse et au luxe. Au début du roman, Nana a bel et bien des amants, mais elle prend plaisir dans la relation qu’elle a avec eux et ne demande rien en retour. Au cours de son évolution, le personnage prend goût aux cadeaux qu’elle reçoit de la part de tous ces hommes qui la convoitent, si bien qu’elle en vient à en demander toujours plus. Nana commence réellement à se prostituer avec Satin, l’une de ses amis qui vend son corps afin de vivre, lorsqu’elle est en relation avec Fontan. Fontan est le premier grand amour de Nana. Elle l’aime d’un amour fou, si bien qu’elle se laisse battre et maltraiter par lui. Il en vient même jusqu’à lui voler son argent et ne lui remettre que quelques sous afin qu’elle puisse acheter de quoi préparer les repas. Nana, qui ne peut vivre dans ces conditions, mais qui aime Fontan plus que tout, décide de se prostituer avec Satin. Elle sépare alors amour et travail et voit la prostitution comme une source de revenus. Elle ne peut renoncer à la prostitution puisque l’argent récolté par cet acte devient une nécessité : « Elle aimait trop Fontan pour le trahir avec un ami. Les autres ne comptaient pas, du moment qu’il n’y avait pas de plaisir et que c’était par nécessité.[18] » L’appétit de l’argent et la facilité avec laquelle la prostituée s’en procure font en sorte qu’elle devient consentante de ses faits et gestes et elle prend goût à l’argent rapide. La prostitution devient alors un choix d’être une « travailleuse du sexe ». La pratique de la prostitution est perçue par Nana comme un acte banal et commun, exercé comme n’importe quel autre métier, le but étant de recevoir une bonne rémunération[19]. Par l’amour qu’elle ressent pour Fontan et par son besoin de se prostituer afin de récolter de l’argent, Zola montre que la femme ne peut se défaire de son désir d’avoir de l’argent et ce, peut importe les sentiments qu’elle ressent. De plus, dans Nana, les besoins de luxe du personnage de la prostituée sont trop forts et ne font que s’accentuer tout au long du roman : « Les besoins croissants de son luxe enrageaient ses appétits, elle nettoyait un homme d’un coup de dent.[20] »

Dans sa vision, l’homme est encore et toujours victime de la femme, qui l’utilise afin d’assouvir tous ces désirs de luxe et de richesse. Dans le roman, le personnage de Nana n’a aucune pitié pour tous les hommes qu’elle détruit financièrement. Les hommes, complètement aveuglés par le charme de Nana, en viennent à vouloir qu’elle les ruine et dans son égoïsme, elle leur prend tout. Une métaphore soulève la vitesse folle avec laquelle Nana ruine les hommes : « À chaque bouchée, Nana dévorait un arpent.[21] » Zola, en plus de présenter les prostituées comme étant des     « mangeuses d’hommes » capable de les ruiner en un rien de temps, démontre que leurs caprices sont toujours plus grands : « Elle avait seulement eu le caprice d’une peau de tigre devant la cheminée, et d’une veilleuse de cristal, pendue au plafond.[22] » Bref, dans la vision des hommes, ils ne sont que victimes des femmes qui les utilisent dans le but de satisfaire leur besoin d’argent et de biens matériels.

Raymond Viger, Journal de la rue, 16 octobre 2006
Dans le roman Putain de Nelly Arcan, l’argent est aussi un facteur important dans la prostitution. L’argent est bel et bien l’élément déclencheur qui pousse Cynthia vers la prostitution,  mais les désirs qu’elle ressent ne sont pas que des caprices. Elle ne mange par l’argent des hommes, en vendant son corps, dans le seul but de se procurer des biens matériels. Dans la vision de la femme, l’argent aide à faire oublier le fait qu’elles sont victimes du pouvoir des hommes. Cynthia, la prostituée dans Putain, se sert de l’argent comme analgésique de sa souffrance due à la prostitution et l’utilise afin d’oublier tous les clients qu’elles voient : 

 […] je compte les billets un par un, plusieurs fois de suite pour bien m’imprégner de cet argent apparu là et sorti de nulle part, […] j’en ai pour deux jours à ne plus me souvenir de Pierre, Jean et Jacques, deux jours où je me viderai la tête de Jack, John et Peter, où il n’y aura plus rien à penser que l’argent et ce qu’il y a à acheter, comme si j’en mourais d’envie, comme si la robe, le fard et les fleurs allaient se mettre à la place de tout ce que j’ai a oublier. [23] 

La citation laisse l’impression que la prostituée ne parvient pas à oublier son chagrin grâce à l’argent. Les biens qu’elles se procurent ne sont pas essentiels pour elle et ne parviennent pas à dissimuler ses sentiments de soumission quant aux clients qui paient pour recevoir des services sexuels. Contrairement au roman d’Émile Zola, Nana, où la femme meurt réellement d’envie d’obtenir les choses les plus belles et les plus dispendieuses et où elle ne se prostitue que dans le but de pouvoir obtenir tous les objets de ses désirs, la prostituée dans Putain essaie de se faire croire que les biens matériels pourront lui faire oublier tous ses clients, mais n’y arrive pas réellement. De plus, Cynthia affirme que les hommes la paient principalement afin de ressentir un sentiment de pouvoir. Dans l’un des passages du roman, Cynthia se questionne sur son état de soumission lorsque les clients lui remettent l’argent : « Et pourquoi donc ne pourrais-je pas garder la tête haute et défier le client de mon insolence, compter et recompter devant lui les billets de banque […] ce n’est pas important […] ceux qui payent seront toujours plus grands que ceux qui sont payés […] et ce n’est pas moi qui le veux, c’est une loi de la nature […] [24]» La citation démontre que la femme se sent soumise devant l’homme puisqu’il détient le pouvoir. Encore une fois, la vision de la femme quant à la prostitution, perçue par le roman d’Arcan, est plus reliée aux émotions ressenties par les prostituées tandis que celle des hommes, perçue par l’œuvre de Zola, se rapporte plus à la description et à la perception extérieure qu’ont les hommes de la prostituée.

Dans le roman Nana, la vision de l’homme, dévoilé par les écrits d’Émile Zola, quant à l’impact de l’argent et du désir d’acquisition de bien, démontre que la femme a nécessairement besoin de richesse et de luxe et qu’elle n’est jamais comblée des biens et richesses qu’elle reçoit. Les femmes demandent toujours de recevoir plus et doivent donc parfois avoir recours à la prostitution afin de satisfaire leurs besoins plus que dispendieux. Contrairement à la vision des hommes, la femme, perçue par le roman Putain de Nelly Arcan, a réellement des besoins dispendieux et se met à la prostitution en majeure partie afin de faire beaucoup d’argent rapidement, mais ce n’est pas pour avoir le plus de biens matériels possible et posséder tout ce que les autres non pas. Les besoins sont plus profonds du point de vue de la femme que celui de l’homme qui perçoit les besoins de la femme comme superficiels et éphémères. L’homme se voit toujours comme une victime du charme des femmes, charme qu’elles exploitent afin de faire de l’argent rapidement, tandis que les femmes se voient toujours comme des victimes du pouvoir des hommes. De ce fait, les femmes se perçoivent comme des victimes de leurs clients, et donc des hommes, car l’homme détient le pouvoir au niveau économique puisqu’il paie la prostituée pour des services et elle est donc soumise aux moindres caprices du client. En se basant sur les propos de Kate Millet dans Sexual Politics (1970), Lori Saint-Martin rapporte qu’on ne peut parler de prostitution sans penser au pouvoir. Il existe une quête de domination des plus importantes dans la relation entre le client et la prostituée[25]. Cependant, les deux œuvres, donc la vision des hommes et celles des femmes, s’entendent sur les propos qu’aborde Nancy Huston dans Mosaïque de la pornographie, qui prétend que le désir et l’argent entrent toujours en confrontation, mais sont paradoxalement complémentaires, puisque leur caractère suggère que les hommes ont des besoins sexuels explicites et que les femmes, quant à elles, on est des besoins économiques. Dans le cas de la prostitution, les femmes peuvent subvenir à leurs besoins économiques en se soumettant aux désirs sexuels de leurs clients qui détiennent l’argent[26]. Bref, les hommes comme les femmes s’entendent pour dire que les hommes ont des besoins sexuels et les femmes des besoins économiques, la différence est que pour les hommes, les femmes sont enivrées par le besoin de richesse et vont jusqu’à détruire et profiter de tous les hommes afin d’assouvir leurs besoins, tandis que pour les femmes, les hommes utilisent le besoin économique des femmes afin d’acheter du pouvoir et ainsi soumettre les femmes.

L’analyse comparative entre la vision des hommes, dans Nana d’Émile Zola, et celle des femmes, dans Putain de Nelly Arcan, quant à l’univers prostitutionnel a démontré, par la comparaison entre la vision des hommes et des femmes quant au sexe féminin, le besoin de plaire et l’impact de l’argent et du désir d’acquisition de biens, que la vision des hommes et celles des femmes est bien différente. En effet, les hommes se voient constamment comme victimes du pouvoir et du charme des femmes, moyens qu’elles utilisent afin de satisfaire leurs désirs, tandis que les femmes se sentent en continuel état de soumission vis-à-vis les hommes qui ne font qu’exercer leur pouvoir sur elles. Afin de comparer la vision des hommes et celle des femmes quant à la prostitution, le lien entre la prostitution et le milieu familial aurait également pu être un élément analysé. Il aurait été constaté que chez Zola, grand auteur naturaliste, le statut de prostituée de Nana était en soi une fatalité, causée par son hérédité tandis que dans Putain, la prostitution était également une « fatalité » pour le personnage, mais causée par un impératif social relevant des attitudes et croyances de ses géniteurs.


Bibliographie
  • ARCAN, Nelly, Putain, Montréal, éditions du Seuil, 2001, 187 p.
  • CALAIS, Étienne, et collectif,  Petites histoires des personnages de romans : Le romancier et ses personnages, Paris, Ellipses Édition Marketing, 2008, 365p.
  • HUSTON, Nancy, Mosaïque de la pornographie, Paris, éditions Payot & Rivages, 2004, 257 p.
  • MILLETT, Kate, La prostitution Quator pour voix féminines, Paris, édition Denoël-Gonthier, 1972, 124 p.
  • PUHL, Andrea, Nelly Arcan : La prostitution et la politique sexuelle dans Putain, [en ligne], Décembre 2005, dans Electronic these and dissertations,  Saskatchewan,  124p. [http://library2.usask.ca/theses/available/etd-12202005-204821/]
  • SAINT-MARTIN, Lori, Contre-voix. Essais de critique au féminin, Québec, nuit blanche éditeur, 1997, 294 p.
  • WAGNEUR, Jean-Didier, « Nana, livre de Émile Zola » [s.l] Encyclopaedia universalis, [en ligne], [s.d], [http://www.universalis-edu.com/encyclopedie/nana/#0]
  • ZOLA, Émile, Nana, Paris, édition Garnier, 2009, 575 p.





[1] É. Calais et collectif,  Petites histoires des personnages de romans : Le romancier et ses personnages, p. 138
[2]É. Zola, Nana, p. 47
[3] Ibid.,  p. 195
[4] É. Calais et collectif, Petites histoires des personnages de romans : Le romancier et ses personnages, p.148
[5]K. Millett, La prostitution Quator pour voix féminines, p. 64

[6] N. Arcan, Putain, p. 20-21
[7] É. Calais et collectif, Petites histoires des personnages de romans : Le romancier et ses personnages, p.138
[8] Ibid., p.141
[9] L. Saint-Martin, Contre-voix. Essais de critique au féminin,  p.199
[10] A. Puhl,  Nelly Arcan : La prostitution et la politique sexuelle dans Putain, p. 2
[11] É. Zola, Nana, p. 111
[12] N. Huston, Mosaïque de la pornographie,  p. 37
[13] É. Zola, Nana, p. 77
[14]N. Arcan, Putain, p. 42-43
[15] Ibid, p. 43
[16] Ibid., p. 40
[17] A. Puhl, Nelly Arcan : La prostitution et la politique sexuelle dans Putain, p. 28
[18] É. Zola, Nana, p. 315
[19] A. Puhl, Nelly Arcan : La prostitution et la politique sexuelle dans Putain, p. 27
[20] É. Zola, Nana, p. 503
[21] Ibid., p. 504
[22] Ibid., p. 251
[23] N. Arcan, Putain, p. 60-61
[24] Ibid., p. 63-64
[25] L. Saint-Martin, Contre-voix. Essais de critique au féminin,  p.191
[26] N. Huston, Mosaïque de la pornographie,  p. 37